La jeune femme et le vagabond
Elle le voyait tous les matins, sans exception aucune. Il était toujours assis sur ce rebord de mur, son gros sac à dos de voyage gris-vert à ses côtés, une couverture qui dans le passé devait probablement être beige, mais qui aujourd’hui tirait plutôt sur le jaune-brun, sa petite casquette noirâtre et poussiéreuse retournée devant ses pieds, attendant patiemment qu’un échappé de la populace matinale y dépose quelques pièces, dépassant rarement l’euro, bien souvent en deçà de 50 centimes. Cela faisait presque un an déjà qu’elle le saluait poliment chaque matin, lorsqu’elle passait devant lui, se dirigeant vers sa classe d’école primaire, élégante, mais sobre, un peu pressée, mais souriante ; cependant, elle ignorait jusqu’à son nom. Elle avait estimé qu’il devait être aux portes de la quarantaine, mais qu’il était peut-être plus proche de trente-cinq, car la rue aurait très bien pu creuser ses traits plus rapidement. Elle trouvait son visage plaisant et appréciait son sourire. Jamais il ne demandait d’argent à personne, il attendait la bonne volonté, parfois très longtemps, souvent trop longtemps. Cela dit, tous les matins il lui répondait avec éducation et lui demandait :
- Bonjour, comment allez-vous ce matin ? Et, dites-moi, vous n’auriez pas une cigarette, s’il vous plaît ? C’est mon anniversaire aujourd’hui.
Ce à quoi elle répondait, jour après jour :
- Je vais bien merci. Et non, désolée, je ne fume pas. Mais joyeux anniversaire tout de même.
Il avait compris depuis bien longtemps qu’elle ne fumait pas, et elle savait que ce ne pouvait être son anniversaire chaque jour de l’année, mais c’était une sorte de jeux entre eux deux, une manière de prolonger quelque peu la conversation, pas trop tout de même, car on ne converse pas avec les mendiants. Puis, elle s’en allait, en réalité, elle ne s’arrêtait pas vraiment. Parfois, elle lui donnait quelques pièces, mais cette bizarre complicité qui s’était installée entre eux la rendait plus mal à l’aise lorsqu’elle faisait preuve de charité, que lorsqu’elle échangeait quelques paroles avec lui.
Ce matin là, il faisait froid. Elle sortait de chez elle, arriva devant lui. Elle le salua, avec un sourire comme compatissant de la douloureuse entrée de l’automne, drôlement plus fraîche que l’année antérieure. Il répondit, mais il avait bien du mal à sourire, pour la première fois, elle le trouvait triste. De plus, il ne lui demanda même pas sa vaine cigarette matinale, alors, elle sentit un élan de bonne volonté et voulu faire un peu d’humour, dans l’espoir de voir réapparaître sa rangée de dents, trop blanches pour qu’il eût passée de nombreuses années déjà à vagabonder :
- Vous avez enfin arrêté de fumer ? lui demanda-t-elle.
- Pas vraiment, mais aujourd’hui c’est mon anniversaire, pour de vrai cette fois-ci et… J’ai un peu honte de réellement demander une cigarette comme cadeau, vous voyez ?
- Je vois, dit-elle. Et bien, joyeux anniversaire tout de même.
Elle s’en alla. Certes, elle voulait ajouter quelque chose, pour donner une touche particulière à leur conversation matinale de ce jour-là, mais elle avait été si surprise, qu’elle n’avait su trouver les mots justes et craignait trop une maladresse verbale. Elle passa le reste de la journée attristé par un pesant sentiment d’impuissance et d’injustice ; elle voulait faire quelque chose. Alors, en fin de journée, plutôt que de prendre le bus pour rentrer chez elle comme à son habitude, elle décida de repasser par la rue où le clochard avait élu domicile. Il était toujours là, semblait assoupi. Elle le secoua un peu, sourit à ses yeux s’entrouvrant et lui lança :
- Ca vous dirait de passer manger à la maison ? Ca fait trop longtemps que je dîne seule et un repas chaud et un peu de compagnie vous viendrait très bien. C’est votre anniversaire quand même !
Un peu déstabilisé par ce surprenant réveil, il accepta néanmoins la proposition, mit ses quelques pièces dans sa poche, coiffa sa casquette et la suivit clopin-clopant sous le poids de son sac à dos. Ils arrivèrent chez elle, son appartement était modeste, mais chaud et il savait bien s’en contenter. Il la remercia maintes et maintes fois, cependant, il n’était pas réellement surpris qu’un acte de bonne volonté à son égard provinsse de cette jeune femme, car il avait découvert sa nature généreuse, matin après matin, à travers la sincérité de ses sourires et paroles quotidiennes. Elle le laissa dans le salon, pendant qu’elle préparait quelques mets, lui alluma la télévision et lui recommanda de prendre ses aises. Puis, elle lui proposa une bière, qu’il délecta devant le télé-journal, comme un cadeau des dieux.
Le dîner prêt, ils s’assirent à la petite table du salon et partagèrent un repas, au départ plutôt silencieux, mais qui allait en s’améliorant. Il devait se contenir, pour ne pas se jeter comme un animal sur cette nourriture, chaude et récemment cuisinée, de laquelle il avait si souvent rêvée nuit après nuit, emballé dans sa couverture usée. Elle apprit qu’il avait perdu tout son argent en publiant un recueil de poèmes, qui n’avait pas trouvé de public. Il faut dire que tenter de vivre de la poésie dans un siècle comme le notre était un pari plutôt risqué : il avait essayé et échoué. Elle lui demanda alors s’il n’avait pas chercher du travail, ce à quoi il répondit calmement, mais sur un ton bien décidé :
- J’ai déjà un travail, je suis poète. Pas un jour ne passe sans que j’écrive, parfois quelques lignes, parfois des pages et des pages entières.
Surprise, mais toujours bien convaincue de la direction du nord, elle rétorqua :
- Poète peut-être, mais si vous ne trouvez pas de lecteurs, vous devriez peut-être penser à une reconversion. Un autre travail, d’autres obligations. Vous n’allez tout de même pas me dire que vivre dans la rue vous plaît ?
- Obligations, vous dites ? En tant que poète, mon obligation n’est pas d’être lu, mais d’écrire. Que pensez-vous que je transporte dans ce sac, des billets de banques, une collection de soldats de plomb ? Non, il ne contient que le fruit de mon travail. Je n’ai pas besoin d’autre travail et si ce monde ne m’accepte pas et bien je ne l’accepte pas non plus. Cependant, je dois continuer à écrire.
Elle acquiesça d’un léger sourire, ses yeux savouraient sa dévotion pour la poésie et un tel entêtement à persévérer dans la quête de son art.
Il se faisait tard, ils avaient déjà terminé le repas depuis quelque temps déjà et elle projetait d’aller se coucher. Alors elle se leva, se dirigea vers sa chambre à coucher, il restait assis, ne sachant quoi faire, puis pensa s’en aller. Il se leva et elle réapparu avec une couverture et lui dit :
- Je vous laisse le canapé pour cette nuit, il vient d’une grande firme suédoise et n’est pas trop inconfortable. Vous devriez rester, il fait drôlement froid dehors.
Ébahi, il ne savait si accepter ou refuser, de peur d’abuser de tant de bonne volonté. Mais il connaissait bien la rue déjà et savait que les nuits y pouvaient être longues et rudes. Il demanda tout de même, comme pour justifier et faciliter un éventuel renvoi, au cas où la jeune femme eût proposé pareil chose par simple politesse, espérant un refus :
- Êtes-vous bien sûre de vouloir que je reste passer la nuit ? Je ne suis qu’un clochard après tout, terriblement pauvre et dans le besoin. N’avez-vous pas peur que je vous vole et m’enfuie au petit matin ?
Ce à quoi elle répondit instantanément, comme si elle avait prévu pareil remarque :
- Vous pouvez me dérober quelques objets de valeur, certes, mais ils sont bien peu nombreux. Il est aussi possible qu’en cherchant bien, vous trouviez quelques économies au fond d’un tiroir, mais tout cela n’est qu’éphémère. Combien de temps cela vous durera ? Alors que si vous vous portez bien, il est fort probable qu’à l’avenir vous n’ayez plus à passer votre anniversaire seul et au froid.